Terre, une invitation au voyage

Voyage au centre de la terre

Michel Philips
Voyage au centre de la terre

Depuis 1992, la bien nommée association « Centre Terre » explore les entrailles de la planète à l'aide de moyens exceptionnels. En 2017, ces spéléologues décident de s'aventurer au plus profond d'une zone encore vierge de toute incursion humaine : le Barros Luco, au nord des îles Madre de Dios.

L'expédition « Ultima Patagonia » est née. Michel Philips, plongeur-spéléologue, nous ouvre son journal de bord. Extraits.

10 JANVIER 2017

La nuit vient de tomber, nous sommes 26 spéléologues, répartis à bord de quatre petits bateaux de pêche. Nous quittons le port de Puerto Natales, au sud du Chili, après avoir attendu la fin de la tempête qui balaie les canaux de Patagonie depuis plusieurs jours. Les autorités du port ont hésité à nous laisser partir, mais nous nous connaissons bien et la confiance avec la Marine chilienne est maintenant installée. Cela fait 22 ans que les premiers d'entre nous ont débuté l'exploration des îles calcaires de Patagonie ! En 1995, un petit groupe de cinq curieux, sur la foi d'une vieille publication scientifique, était parti vérifier s'il y avait bel et bien des massifs calcaires parmi les milliers d'îles de l'archipel. Sur les îles de Diego de Almagro et de Madre de Dios, tranchant avec le gris et le noir des autres montagnes surgissant de la mer, ils ont trouvé des étendues de marbre d'un blanc lumineux. Nous les avons bientôt baptisées « les Glaciers de Marbre ».

Exploration : passage bas dans l'eau à 4°C

Au fil des huit expéditions que nous avons organisées, notre ferveur pour l'exploration de ces étendues sauvages et ignorées n'a fait que croître. En 2017, nous avons voulu rejoindre une zone encore inexplorée : le Barros Luco, au nord de Madre de Dios. Ce fjord est la seule voie d'accès vers un grand massif calcaire. Le problème est qu'il s'ouvre directement sur l'océan Pacifique : selon la houle, de fortes vagues croisées en interdisent souvent l'accès. Pour l'heure, avec cinq autres amis, je suis à bord de la Rosita, un robuste bateau en bois d'une quinzaine de mètres de long, habitué à parcourir les canaux à la recherche des centollas (araignées de mer géantes). Le vieux moteur nous pousse dans la nuit à travers les canaux. Dans ce dédale de terres et d'eau, il faut toujours rester vigilant à la barre. Le capitaine surveille de près la marche du bateau, ne dormant que d'un oeil. Malgré la nuit, je reste dans un coin du poste de pilotage, fasciné par la contemplation des silhouettes austères des noires montagnes qui plongent dans la mer. Par moments, la tache blanche d'un glacier suspendu au-dessus d'une falaise abrupte égaie cette monotonie triste. 

Camp de base : les bateaux à l'abri dans la caleta. Une chaîne humaine permet de décharger les bateaux vers le futur camp de base.

13 JANVIER 2017

Après deux jours de navigation, une escale sur l'île de Guarello nous permet de récupérer les 40 tonnes de matériel expédiées il y a six mois depuis la France. Puis nous rejoignons le nord de Madre de Dios. Dans le seno (« fjord ») Wolsey, en fin de journée, nos quatre embarcations surchargées trouvent abri contre la tempête qui a repris. Il faudra attendre le lever du jour pour tenter le passage sur le Pacifique permettant l'entrée dans le Barros Luco. Une otarie fait des pirouettes à quelques mètres de nos bateaux ; je passe une partie de la soirée à admirer son adresse et son insouciance. Au matin, le vent ayant un peu faibli, nous tentons le passage. Il n'y a que quelques heures de navigation à faire sur l'océan, mais dans une houle impressionnante. Par moments, nos matériels, même bien amarrés, se soulèvent au-dessus du pont. Au soir, nous avons réussi à forcer le passage. Bien à l'abri dans une caleta (« crique ») nous passons une nuit réparatrice en prévision des travaux d'Hercule qui nous attendent durant les jours à venir. Il nous faut débarquer et hisser tout notre matériel sur une hauteur, là où nous avons décidé de construire notre laboratoire qui sera notre refuge pour les deux mois à venir. Un travail acharné et la construction d'un téléphérique provisoire nous permettent de tout transporter. Les bateaux peuvent lever l'ancre pour retourner à leur activité de pêche habituelle.

Nous sommes trempés et épuisés, mais autonomes et livrés à nous-mêmes. Nos tentes ont été installées sur un plancher construit à la hâte, car ici toute tentative de campement à même le sol se solde par un lent naufrage dans la boue.

Il pleut en effet 9 mètres d'eau par an, c'est-à-dire pratiquement tout le temps. Les derniers jours n'ont pas fait exception. Notre équipe se scinde en petits groupes. Les « constructeurs », en charge de la cabane, et les « explorateurs », qui partent vers les sommets pour repérer les lieux et préparer des camps avancés. Trois jours plus tard, les premiers rentrés sont enthousiastes : d'immenses étendues calcaires ont été repérées avec de nombreux gouffres à explorer. L'équipe partie vers le nord a déjà exploré quatre sumideros (« pertes »), échelonnées le long d'une zone de contact entre des calcaires et des grès. La pluie qui tombe en permanence sur le massif, ruisselle sur les sols imperméables et s'engouffre sous la terre dès qu'elle rencontre le calcaire.

Chantier : un plancher horizontal à l'abri des eaux. Bientôt, nous serons au sec !

De sympathiques ruisseaux dévalent donc dès l'entrée de ces gouffres, mais gare à la crue si la pluie augmente ! Ils ont été suivis jusqu'à des siphons où l'eau claire remplit totalement la galerie et bouche le passage. La suite est pour les plongeurs ; mais aurons-nous le temps et l'énergie pour transporter des bouteilles et le matériel de plongée si loin à l'intérieur de l'île ? Car question plongée, nous avons déjà de nombreux objectifs d'exploration. Franck, plongeur, spéléologue et biologiste, revient d'une virée en bateau pneumatique : « Au retour, sur la côte ouest, nous avons repéré une résurgence sous-marine formant un beau champignon d'eau à la surface de la mer, puis plus loin un porche immergé ». Le champignon, indice d'une sortie d'eau puissante, sera donc au menu de nos plongées.

24 JANVIER 2017

Franck plonge dans les remous du champignon. « Je m'immerge sans grande conviction car cela semble étroit, même avec deux bouteilles de 4 litres seulement. L'eau sort à 2 mètres de profondeur sous la falaise, par un conduit presque obstrué par des cailloux. Ce n'est pas pénétrable, mais le bouchon est court et je commence à pousser le remplissage. Après 10 minutes d'efforts, ça passe. Je pars avec ce qui me reste d'air dans les 4 litres. La galerie, au-delà de l'étroiture, est confortable, peuplée de moules, de balanes et d'algues vertes. Je fais demi-tour à 9 mètres de profondeur après avoir déroulé 75 mètres de fil d'Ariane ».

Au coin du feu : le poêle, ce que nous avons de plus précieux

Carlos prend la suite avec ses bouteilles de 7 litres qui sont restées pleines. À partir de - 9 mètres, la pente s'accentue. Il descend à - 22 mètres. La galerie s'agrandit encore, les coquillages disparaissent des parois. On quitte la zone maritime pour entrer enfin dans le massif. À 140 mètres de l'entrée, sa réserve d'air bien entamée, il fait demi-tour. Franck y retourne avec de nouvelles bouteilles. La galerie s'élargit encore : plus de 5 mètres pour 3 mètres de haut ! Le calcaire est magnifique. À la faveur d'une remontée, il franchit une halocline, l'eau est maintenant très douce et bien plus froide. Elle est très claire, peu chargée en acide humique, elle doit donc provenir de loin, des zones dénudées du plateau où toute végétation est absente. Nous avons atteint un vrai collecteur.

Nous sommes heureux ; nous avons exploré 240 mètres de beau siphon avec un point bas à -24 mètres, et ce n'est que le début.

Notre cabane-laboratoire est maintenant terminée. Chacun a pu enfin prendre une douche. Ce havre dans la tempête nous sert à la fois de séjour, de cuisine, de salle de bain, de bureau, d'atelier, de laboratoire scientifique et de séchoir. Le poêle à bois en est l'élément essentiel, toujours entouré d'un étendage hétéroclite à sauver de l'humidité : vêtements, caméras, radios. Les semaines suivantes, ce sont des dizaines de gouffres et de grottes que nous découvrirons. Nous les descendrons depuis les haut plateaux calcaires, suspendus à nos cordes, ou bien nous les remonterons depuis les criques de la côte, en escalade, à moins que nous les parcourions en plongée. De ces explorations nous ramènerons des centaines d'observations scientifiques : topographie des cavités, modélisation 3D de grottes et de reliefs karstiques de surface, études paléoclimatiques à partir de concrétions, étude paléobotanique, analyse des roches, collecte d'invertébrés inconnus. Mais plus nous explorons, plus nous avons le sentiment frustrant de laisser nos découvertes inachevées. C'est sûr, nous reviendrons affronter le vent et la pluie des îles calcaires de Patagonie ! 

ULTIMAPATAGONIA 2017 EN CHIFFRES

Explorer une île inconnue en autonomie totale exige évidemment de tout apporter sur place, même les matériaux destinés à construire la cabane indispensable dans ce milieu hostile.

2 conteneurs de 20 pieds
L'un venu de France, le second chargé au Chili.

40 tonnes
C'est le poids du matériel envoyé : tentes de tailles diverses, matériel de cuisine, centaines de mètres de corde de spéléo, matériel d'escalade, matériel de plongée.

5 bateaux
Pour transporter les outils pour la construction de la cabane et l'entretien du matériel, des groupes électrogènes, un poêle, un relais satellite, le matériel cinéma, etc.

120 000 euros
C'est le budget total de l'expédition, hors billets d'avion et prêt de matériel.

1 antenne satellite
Pour garder le contact avec le monde.

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