Terre, une invitation au voyage

Tro Breizh, le tour de Bretagne au goût du jour

Mathilde Giard
Tro Breizh, le tour de Bretagne au goût du jour

Son balisage n'est toujours pas terminé. Le Tro Breizh, un chemin millénaire, est remis au goût du jour par une association. Mathilde Giard et Alexandra Bellamy ont parcouru ce tour de Bretagne avec Terres d’Aventure et Via Compostela. Retrouvez le dans notre magazine Terre, consacré à l'errance.

« Moi, Ar Penn Bazh Tro Breizh, je suis le plus fidèle compagnon de l'errance des hommes depuis la nuit des temps. » Ce penn bazh – « ar » signifiant « le » –, c'est le bâton traditionnel des paysans bretons. En bois dur, de houx ou de chêne, il se tient par une lanière. Son extrêmité arrondie, voire noueuse, en faisait un parfait gourdin en cas de mauvaise rencontre. La parole lui est ainsi donnée de façon fictive dans un petit lexique synthétisé par l'association Mon Tro Breizh, « mon tour de Bretagne » en breton, qui remet à jour ce chemin millénaire. Il en fallait bien un avant de s'aventurer sur cette terre de légendes, entre forêts brumeuses et côtes déchiquetées.

La tradition voulait que l'on emporte avec soi une petite bourse en cuir appelée ar yalc'h. Celle-ci contenait une poignée de terre ramassée devant sa maison, à essaimer au fil des pas dans l'idée d'enfoncer ses racines dans les kilomètres parcourus et de fertiliser son avenir. Revenir au point de départ symbolisait la promesse de nouveaux possibles : le pèlerin laissait partir ce qui n'est plus dans les bras de l'Ankou, la figure de la mort qui rôde avec sa charrette...

Cette itinérance bretonne a pour particularité de tourner en rond, dans le sens des aiguilles d'une montre.

Débuté en 2018, son balisage doit être finalisé en 2025, sur 2000 kilomètres. Cette circumambulation est celle des troménies, ces processions giratoires inscrites à l'inventaire du patrimoine culturel immatériel français depuis 2020, dont le Tro Breizh constitue la version XXL.

Étoiles et évêchés

En juillet, les randonneurs croisent le plus célèbre de ces pardons – pèlerinage à date fixe – à Locronan, en Cornouaille, bourgade de carte postale avec ses maisons de granit, ses hortensias et ses touristes. Un festnoz peut aussi figurer dans l'agenda d'un soir, pour une danse à l'image des planètes en orbite autour du soleil... Encore un cercle. Loin d'être anodine, cette comparaison rappelle le temps cyclique des Celtes, lui-même hérité d'une cosmogonie remontant aux Indo-Européens. Et pour relier le tout, le Tro Breizh retrace au sol la forme de la Grande Ourse, composée de sept étoiles. Sept comme sept dieux frères que les Gaulois adoraient du temps des druides et célébraient sur sept collines sacrées. Mais aussi comme les sept évêchés historiques de la péninsule armoricaine : Quimper, Saint-Paul-de-Léon, Tréguier, SaintBrieuc, Saint-Malo, Dole de Bretagne et Vannes.

Saint-Rivoal - Commana Monts d'Arée, Tuchenn Kador - ©Alexandra Bellamy

Les menhirs surmontés d'une croix chrétienne illustrent parfaitement ce syncrétisme armoricain le long de ces sentiers sacrés empruntés depuis le néolithique. En 831, le souverain Nominoë unifie le royaume de Bretagne. Il institue alors un pèlerinage d'une cathédrale à l'autre sur les anciennes voies gallo-romaines dans le double objectif politique d'assurer un tour de garde aux frontières et de donner une âme au territoire. Astucieux quand on manque de trésorerie. Au xive siècle, le circuit prend le nom de Tro Breizh en intégrant les évêchés de Rennes et de Nantes. Le pèlerinage rivalise alors avec ceux de Rome, de Jérusalem ou de Saint-Jacques-de-Compostelle, dont il croise la variante provenant d'Angleterre.

Anne de Bretagne y participe en 1505 dans le but d'affirmer sa souveraineté sur le duché, sans oublier de collecter l'impôt. Son emblème, l'hermine, sert aujourd'hui de balise, dessinée en noir sur un fond gris et blanc sur les panneaux. L'histoire raconte que, durant une partie de chasse, ce petit carnivore se retrouva acculé par les chiens devant une mare de boue.

Refusant de salir sa fourrure immaculée, il préféra se laisser dévorer : la duchesse le gracia et prit pour devise « Plutôt la mort que la souillure. »

Druide adjointe

« N'entend-on pas errance dans itin-érance ? Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est en errant que l'on se retrouve. » C'est une druidesse qui le dit : Mona Bras, membre du conseil d'administration du Tro Breizh. Cette ancienne adjointe au maire de Guingamp (Côtes-d'Armor) et conseillère régionale est reconnue comme l'une des « gardiennes de la connaissance sur les racines celtes ». Elle fait partie de la Gorsedd de Bretagne, une fraternité de druides liée à celles du Pays de Galles et de Cornouailles. Deux régions de Grande-Bretagne d'où sont venus les clans qui traversèrent la Manche entre les Ve et VIIe siècles pour fonder la Petite Bretagne...

Saint-Rivoal - Commana, Enclos paroissial de Guimiliau - ©Alexandra Bellamy

Sa mission au quotidien ? Appliquer une triade millénaire : « Honore les dieux, ne fais pas de mal et sois courageux. » Huit fois par an, notamment aux équinoxes et aux solstices, Mona revêt sa saie – une tunique blanche. Elle retrouve ses condisciples dans une clairière pour une cérémonie qui se termine par le partage du gui et un banquet. « Comme dans les albums d'Astérix », plaisante cette mère de quatre enfants au sourire solaire. « Mais sans la potion magique qui aiderait à recharger ses batteries sur le Tro Breizh ! » L'animal figure en bonne place sur le porche sud de la cathédrale Saint-Corentin de Quimper, l'un des points de départ. Ce tronçon longe la baie de Douarnenez sur le chemin des Douaniers, ce GR34 si fréquenté l'été.

Mais il prend vite le cap du soleil levant, à l'écart de la foule, direction les monts d'Arrée, un paysage quasiment irréel de tourbières et de lande tapissée de bruyères au cœur du parc naturel régional d'Armorique. « Dans ce massif aux conditions de vie parfois rudes, on se serre les coudes », confie Laura Quentel, tenancière d'un chaleureux nouveau café, l'épicerie à Saint-Rivoal nommée Ty Reuz – « faire du bruit » en breton. Si l'été 2022 a été marqué par de graves incendies, des fougères vert fluo recouvrent déjà le sol calciné sur lequel se détachent des rochers de quartzite blanc.

« Faire son Tro Breizh »

Perchée à 380 mètres sur le sommet arrondi du Menez-Mikel, la chapelle Saint-Michel de Brasparts est érigée sur un ancien site druidique dédié à Bélénos, le dieu celte du soleil. À l'intérieur, des dessins à la craie témoignent d'une cérémonie ésotérique récente. Les abords d'un lac argenté en contrebas ont longtemps été perçus comme la « porte de l'enfer », berceau des facétieux korrigans et des lavandières de la nuit. Sur l'autre rive trône l'ancienne centrale nucléaire de Brennilis. L'étape se termine devant l'allée couverte du Mougau-Bihan, un monument mégalithique. Les enclos paroissiaux jalonnent la journée du lendemain. Porte triomphante, fontaine, chapelle reliquaire : ils sont l'expression d'une rivalité ostentatoire entre les villages aux xvie et xviie siècles, l'âge d'or que connut la Bretagne grâce au lin qui y était cultivé, tissé puis exporté.

Saint-Rivoal - Saint-Michel de Brasparts - ©Alexandra Bellamy

Les chemins creux se suivent et ne se ressemblent pas, tassés au fil des siècles par les sabots des habitants, sculptés par les roues de charrettes. Ils servaient à délimiter les parcelles. De part et d'autre des sentiers étroits, les arbres moussus se dressent vers le ciel, formant une arche végétale. Des cosses de châtaigne et des glands de chêne jonchent le sol dans une odeur d'humus. Pas un bruit si ce n'est le pépiement des oiseaux et, au loin, le moteur d'un tracteur. D'immenses racines enchevêtrées les unes dans les autres à hauteur d'yeux semblent maintenir le talus en place. Elles font écho à la notion universelle de l'Arbre-Monde chère aux Celtes : l'être humain y est incarné dans ses trois dimensions, avec ses racines, son tronc pour l'expérience terrestre et ses branches qui s'élèvent vers le ciel.

Immanquablement, un calvaire surgit, les quatre coins de son socle parfois entaillés. Aux enterrements, le convoi cognait le cercueil contre la croix afin de demander à saint Pierre d'ouvrir à l'âme les portes du paradis.

Il était fortement conseillé d'accomplir le Tro Breizh de son vivant ; faute de quoi, le défunt l'effectuait après sa mort, en avançant chaque année de la longueur de son cercueil.

Tout un programme. Si le rattachement de la Bretagne à la France en 1532 marqua le déclin du pèlerinage, le concept demeure ancré dans les mentalités : aujourd'hui, un élu en campagne se doit de « faire son Tro Breizh ». Le marcheur, lui, se reconnecte à la nature avec, en poche, son trement hent – passeport en breton – à donner à tamponner aux différentes haltes, telle la créanciale sur le chemin de Compostelle. Pour une errance rappelant que la destination est moins importante que le chemin parcouru. 

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