Spitzberg : croisière au firmament
Par 78 degrés de latitude nord, l'archipel norvégien est un territoire sauvage où s'épanouissent ours blanc, baleines et renards polaires. Récit d'un voyage au Spitzberg, à bord du Noorderlicht.
Au coeur d'un fjord majestueux cerné de sommets aigus, de glaciers et de toundra roussie par l'automne, la goélette Noorderlicht emporte ses passagers sous des lumières hyperboréales, où flotte encore le souvenir des explorateurs d'antan.
À l'heure où le soleil émerge de la ligne d'horizon pour s'aventurer dans la brume, le capitaine Gert Ritzema savoure son premier café du jour, assis à la barre, mains nues sur la tasse fumante. Il salue un à un les passagers qui montent sur le pont dans le matin bleu, leur regard silencieux balayant le paysage des eaux dormantes de l'Isfjord aux montagnes acérées qui tranchent le ciel, jusqu'à la silhouette d'un glacier au loin, puis à la minuscule cabane posée sur la grève. Peu à peu, le fjord se couvre sous leurs yeux d'un voile rosé presque irréel qui donne à la goélette Noorderlicht des allures de « Hollandais volant », voilier fantôme de légende. La nébulosité tournera bientôt à l'orange. Les lumières arctiques du Spitzberg offrent chaque jour de ces petits instants d'éternité.
L'archipel du Svalbard et son île principale, le Spitzberg (39 000 km2), ont été au fil des siècles un carrefour de l'aventure pour navigateurs intrépides, dont les passagers du voilier Noorderlicht ont le sentiment d'être de lointains héritiers. Oui, sur ces arpents de toundra, dans cette cahute de bois à la porte grinçante, assis à cette table éclairée à la bougie, regardant par la fenêtre vers d'autres matins brumeux, ont vécu des hommes. Trappeurs russes dès le XIVe siècle, puis baleiniers basques, chasseurs danois et norvégiens, explorateurs néerlandais et scientifiques français, attirés aux portes de l'Arctique par les promesses de fortune, de gloire et de découvertes. L'ère de la chasse est révolue. Le Spitzberg est même devenu le paradis des amateurs de nature sauvage. La faune y est strictement protégée depuis que l'île, décrite pour la première fois par le Néerlandais Willem Barents en 1596, a été placée sous souveraineté norvégienne en 1920. La splendeur des baies et des fjords, des glaces et des cimes, l'ambiance subpolaire à mi-chemin de la Norvège et du pôle Nord, sont encorere haussées par la présence de baleines, bélougas, phoques, morses, renards arctiques, oiseaux marins... Et surtout l'ours blanc, dont on trouve ici un millier de spécimens.
L'aventure débute toujours sur le pont d'un voilier. Le Noorderlicht est un ancien bateau-phare de 1910 que son propriétaire Gert Ritzema, compatriote de Willem Barents, a rénové avec amour pour le faire voyager au Spitzberg il y a vingt-trois ans. Le grand deux-mâts rouge a levé l'ancre à Longyearbyen, la bourgade principale (2 115 habitants), en direction de l'Isfjord, sur la côte ouest de l'île. Le vent aiguise le ressac. La vingtaine de passagers perçoit vite que la goélette de 46 mètres est plus qu'un moyen d'aborder l'île par ses plus beaux mouillages. L'atmosphère cosy du salon-bar, du coin bibliothèque et des deux carrés en fait un cocon, où l'on trouve chaleur et confort.
Les intérieurs boisés, les voiles en tissu, les gréements de chanvre et les poulies de bois ont un air de navigation à l'ancienne. Jour après jour, le bateau devient un compagnon de voyage. Un matin, depuis le pont bâbord, le guide Jan Belgers désigne une tache blanchâtre à 300 mètres, sur un lit de rocaille et de mousses ocre. Même à cette distance, l'ours polaire fait impression : 3 mètres de long, 1,30 mètre au garrot, une demi-tonne d'appétit féroce. Voilà pourquoi le guide a tant insisté sur la sécurité lors de son premier briefing. Durant les randonnées, toujours armé d'un fusil, Jan demandera aux marcheurs de rester en file indienne. Il franchit seul la moindre butte pour observer ce qu'elle cache, ainsi que le faisaient les explorateurs d'hier.
« L'ours est chez lui ici. Nous ne sommes que des invités de passage », martèle-t-il. À raison de deux débarquements par jour, la croisière permet de s'immerger dans une atmosphère d'outre-monde, où l'âpre beauté du dénuement est semée de chapitres d'Histoire.
Sous des lumières diaphanes, on croise abris de fortune, barques échouées, harpons rouillés, pièges à renards, vertèbres de baleines et bois de rennes qui sont l'âme de cette vastitude minérale. Parfois, on distingue des phénomènes atmosphériques rares, comme ces nuages en forme de vagues, appelés formations de Kelvin-Helmholz. Ou l'effet Novaya-Zemliya, un mirage solaire propre aux régions polaires. Durant l'été, les longues veillées figent le temps. Sur le pont de bois, dans une relative douceur, on guette toutes les nuances du soleil de minuit en songeant aux « nuits enchanteresses de l'hyperboréal » du poète Henri Michaux.
À l'orée de l'automne, le soleil bas tamisé par les brumes fréquentes accentue la sensation d'étrangeté. Puis viennent les premières aurores boréales de la saison, qui donnent son nom au Noorderlicht (« Lumière du Nord ») et annoncent l'entrée proche dans l'hiver. « Je ne me lasse jamais de cette terre car les lumières y dessinent chaque jour des paysages différents », apprécie le capitaine, qui restera une nuit entière à barrer sous un grain entre l'Isfjord et le Van Mijenfjord, plus au sud. Un évènement rare. L'archipel est sec l'essentiel de l'année. Sur l'îlot d'Akseloya vit un trappeur moderne, un Norvégien prénommé Tommy. Dans sa cabane en bois flotté, il élève des eiders dont il récolte le duvet, le plus cher au monde. Il n'a que faire du passage d'un voilier. Il se nourrit de solitude et de misanthropie. Mais son île, d'apparence austère, présente d'autres curiosités. Ainsi, un choc de deux plaques terrestres a provoqué la mise à plat des couches sédimentaires. Les âges géologiques se lisent donc horizontalement. « Un grand pas, c'est un million d'années franchi d'un coup », sourit Jan.
Le Spitzberg est un traité de géologie à ciel ouvert. On y trouve des roches de toutes les ères, du Précambrien au Quaternaire. La steppe s'est nimbée de brun, de rose et de jaune, puis le crachin a tout effacé. Cela n'empêche pas de descendre à terre. Une courte marche permet d'approcher une lagune glaciaire piquetée de petits morceaux de glace, appelés bourguignons et sarrasins. En arpentant la moraine, les randonneurs approchent le front des glaciers. Ces géants craquent, vibrent, avancent, se fissurent, s'effondrent. Ils sont vivants. Ils génèrent leur climat et leur univers propres. Ici, une cascade de fonte. Là, une caverne de glace aux bleus intenses. Grand connaisseur des cathédrales blanches d’Antarctique et du Groenland, le guide avoue un goût particulier pour le Spitzberg : « Les glaciers et les icebergs y sont moins hauts, les paysages moins grandioses, mais ces landes sont plus ouvertes, plus accessibles, plus humaines. »
À deux heures de navigation du glacier Nordenskjöld, le Noorderlicht aborde l’ancienne cité minière soviétique de Pyramiden : cheminées d’usines, bâtiments de brique rouge, buste de Lénine, balançoires crissant au vent. Poésie d’un temps évanoui. Des centaines de mineurs bénéficiaient ici d’une bibliothèque, de la piscine la plus septentrionale du monde et même d’une salle de danse avec piano. Jusqu’au jour de 1998 où l’exploitation du charbon a cessé. Les employés et leur famille sont montés sur le dernier bateau. Les assiettes sont restées sur la table, les plantes sur le rebord des fenêtres. Après dix ans d’abandon, la Russie a envoyé une poignée de gardiens se relayer dans le vieil hôtel de la cité fantôme.
Sur les artères désertes, dans le clair-obscur du crépuscule, on croit entendre sous leurs pas le bruit des machines et l’écho des voix. Flocons épars, fine couche de givre, brouillard tenace : le jour du départ, le Spitzberg enfile ses sous-vêtements d’hiver. Dans quelques semaines, le soleil hibernera pour plusieurs mois.
Après une dernière marche dans ce monde de coton, Jan propose de s’asseoir dans un silence complet. Ni fermeture Éclair, ni froissement de Gore-Tex, pas même une quinte de toux. Mains et pensées au repos. Sous un ciel d’aquarelle, devant l’océan laiteux aux falaises striées d’âges sédimentaires, le paysage soudain immobile gagne encore en grandeur. L’infinie solitude de la toundra infuse l’esprit des voyageurs. Et finit par créer une mystérieuse plaine intérieure où chemineront les souvenirs.