Pyrénées, pics d'amour
Souvent, les reliefs de l'âme épousent ceux des montagnes. Sur les crêtes, la vie est plus intense. Et l'itinérance et amoureux rend les ascensions plus légères. Axel Khan, généticien et marcheur passionné, en a fait l'expérience dans les Pyrénées.
Fait relief tout ce qui interrompt l'uniformité et devient en cela remarquable au sens étymologique, c'est-à-dire peut être remarqué par des instruments de mesure, le regard ou la pensée. Une montagne, une vallée, une dépression, une image mentale ou une idée originale. Le marin, le voyageur, le marcheur en particulier sont à la recherche de ce qui les étonnera, fera relief en eux, sinon dans le paysage. Là réside la subjectivité du relief. Les amoureux du désert, de ses immensités parfois à peine ondulées, du soleil impitoyable de midi et de la fraîcheur de ses nuits, du spectacle inouï de ses cieux étoilés à minuit, lui confèrent un relief extraordinaire qui rompt la monotonie de leurs vies, des grandes cités, des ateliers et des bureaux. L'impression est la même chez le marin sur le pont de son navire par mer calme.
Un relief rompt la morne platitude des âmes et contribue à les réveiller, voire à les enchanter, sans référence topographique obligatoire. En ce sens, la marche en elle-même donne du relief à la vie, elle lui confère un rythme, celui du pas, propice à la structuration de la pensée, comme celui du métronome structure la mélodie musicale.
Elle combat cette défaite de l'esprit qu'est l'assoupissement involontaire, et permet de la sorte à la vie psychique de rester aux aguets de tous les reliefs, aux chants des oiseaux, au sifflement du vent, au murmure du torrent, à la splendeur de la plus banale des fleurs au bord des chemins. Ou alors, pleinement éveillé, de puiser parfois les images belles, les reliefs, au fond de sa mémoire. Les modifier virtuellement, s'en émerveiller. Même en terrain plat, le chemineau est pleinement au monde, il l'habite de sa vigilance, en souligne la singularité, la magnificence. À défaut, il la crée.
Un être qui marche
Pour autant, que la montagne est belle, comme l'a si bien chanté Jean Ferrat. Cet air trottait dans ma tête en 2014 lorsque, au cours de ma traversée de la France de la pointe du Raz à Menton, je plongeais du plateau ardéchois vers le Rhône aux environs du Suc de Montivernoux. Mon sentier me faisait en effet effleurer Antraigues-sur-Volane où le chanteur a passé les belles dernières années de sa vie. Ses paroles se superposaient, à chacun de mes pas, au spectacle des reliefs déchiquetés de cette face est des monts de l'Ardèche, se lisaient en lettres dorées dans l'ombre des vallées étroites, étaient répercutées en écho par les parois abruptes. Ici, tout fait relief, le territoire arpenté et les images évoquées. Toute ma vie, j'ai marché. Ce n'est pas là pour moi une activité, c'est une matière d'être. Je suis un être qui marche, qui pense en marchant plus intensément qu'en toute autre circonstance. J'ai de la sorte pu publier, en 2018, une autobiographie tout entière fondée sur des événements qui se sont déroulés chemin faisant, de 4 à 73 ans. Les Pyrénées font relief dans ces souvenirs, je les ai tant arpentées, de l'Atlantique à la Méditerranée, par le GR 10 et la Haute route pyrénéenne (HRP), en France, Andorre et Espagne. Des points saillants en émergent, trop nombreux pour trouver tous place ici. Je n'en retiens que deux. Amoureux.
La soirée promet d'être longue
Partis de Vicdessos, dans l'Ariège, nous sommes en ce début juillet montés directement, elle et moi, au Montcalm et à la Pique d'Estats, avons traversé la Principauté d'Andorre et, par le Pas de la Case et le col de Puymorens, atteignons maintenant l'étang de Lanoux. Nous nous dirigeons ensuite plein est vers le pic Carlit qui domine de ses 2 921 mètres un alpage aux alentours de 2 400 mètres. Il n'est pas 17 heures lorsque nous décidons de monter le camp, la soirée promet d'être longue. Et belle. Une journée de gloire, une lumière déjà méditerranéenne, l'altitude qui rend, même en plein soleil, la température agréable : nous sommes heureux et bien. Nous avons tout le temps de nous promener sur le plateau à l'herbe rase, de guetter les marmottes, de suivre les ruisselets qui, masqués par des arbustes nains, rhododendrons et genévriers, s'écoulent dans des rides du terrain entre de très petits lacs, des flaques plutôt. Les pensées décorent la pelouse de taches multicolores, les bleuets abondent, l'arnica est en fleur, un enchantement.
Rude ascension
L'impressionnante pyramide à peine tronquée du Carlit veille sur nous, rien ne peut nous arriver. Nous avons réussi à réunir de quoi élever un modeste tas de branches et de bouses séchées ; nous nous rapprocherons à la nuit tombée de la flamme frêle d'un petit feu à la douce chaleur. Côte à côte, nous nous allongeons sur l'herbe, la tête légèrement relevée par une brassée de rhododendrons, nous contemplons intimidés l'impressionnant géant. Ce soir, il apparaît inaccessible mais plutôt bienveillant, il sera bien temps de nous y confronter dans la rude ascension qui s'annonce demain. Savourons l'instant. Les yeux fermés, nous laissons la magie opérer, celle des splendeurs de la montagne, de l'émotion partagée qui décuplent la force de l'attachement, l'amour, dit-on. Nous souhaitons à cet instant que tout se fige dans l'apothéose du site et du sentiment ; nous savons que c'est impossible, nous l'aimerions tant ! Comme nous le pressentions, le pic Carlit, quoique sans difficulté, se mérite. Le petit sentier sinueux et pentu qui permet d'accéder au sommet ne ménage aucune pause sur 500 mètres de dénivelé. Cependant, l'effort consenti, le marcheur est saisi d'émerveillement. De l'autre côté du pic s'étend un merveilleux paysage lacustre jusqu'à la grande retenue des Bouillouses. Des lacs de toutes tailles occupent chaque déclivité d'un plateau granitique tourmenté, ils s'allument les uns après les autres sous les rayons du soleil qui s'insinuent entre les pics de la crête espagnole. Nous sommes arrivés à temps. Leurs surfaces prennent alors ce matin-là différentes nuances de bleu, plus foncé, saphir, au pied du pic ; plus clair, électrique, au loin. Nous échappons un instant à la magie de l'instant et à la splendeur de ce lever de soleil somptueux pour plonger nos yeux dans les yeux de l'autre. Ah, que je l'aime, elle m'aime aussi, et nous communions dans l'émerveillement d'un premier matin du monde chaque jour renouvelé. L'épiphanie d'une vie d'homme et de femme.
Depuis Luchon, nous sommes cette année là partis vers l'Ariège, nous prévoyons de descendre de nos montagnes par Vicdessos. J'ai un faible pour les Pyrénées ariégeoises, ses longues vallées de plusieurs dizaines de kilomètres, les hauts sommets de la frontière et de la Catalogne auxquels on accède par de longues marches, une atmosphère plus sauvage qu'ailleurs. Après avoir emprunté le GR 10, nous passons tous deux en Espagne, par le port d'Aula ou celui de Salau, ma mémoire est ici infidèle. Nous continuons ensuite par la HRP vers Alós d'Isil, Noarre et le pic de Certescans. Notre projet est ensuite de repasser la frontière par le port de l'Artigue pour redescendre la vallée éponyme jusqu'à la petite route qui nous mènera à Vicdessos. Après le lac, le tracé est de plus en plus mal indiqué, nous nous enfonçons dans le terrain accidenté en direction du pic des Trois Comtes.
Un animal à la fourrure claire
Au bas d'un éboulis, nous arrivons à un laquet, une laguna, que je crois reconnaître sur la carte. Ils sont cependant légion dans cette zone, je n'ai aucune certitude. Le terrain est barré au nord et à l'est par une pente raide qui doit aboutir à la frontière. Le tour de la laguna ne me révèle aucun itinéraire possible de dégagement. Nous sommes dans un cul-de-sac, il nous faudra demain revenir sur nos pas. En attendant, l'après-midi est bien avancé, nous montons notre tente sur une langue d'herbe sèche à quelques mètres de l'eau. L'endroit est étrange, une atmosphère de tragédie semble y régner. Au milieu d'une pierraille où seules persistent quelques fleurs desséchées, les squelettes de veaux, brebis et isards sont épars. Nous sommes dans une cuvette bordée par la crête frontière, aucun souffle d'air ne parvient jusqu'à nous, la chaleur est encore écrasante. Quelques corneilles nous observent à distance, un couple d'aigles dessine des arabesques au dessus des sommets. Nous nous réfugions à l'ombre d'un gros bloc rocheux et, épaule contre épaule, face à l'eau et à la paroi, nous attendons, en silence. C'est alors que nous le voyons très distinctement de l'autre côté du petit lac. L'animal est de belle taille et de fourrure claire, il court en montant légèrement sur le terrain qui s'élève fortement à partir de la rive est. Un ours, sans aucun doute, le seul en liberté que j'ai vu dans nos montagnes. Nous l'imaginons auteur des massacres commis alentour. Des cauchemars troubleront cette fois une nuit angoissée. Le réveil est particulièrement matinal, nous déguerpissons aussi vite que nous le pouvons de ces lieux peu accueillants. Nous trouvons bientôt quelques cairns qui nous conduisent au port de l'Artigue, la longue descente commence. Je ne le sais pas encore, ce sera notre dernière randonnée commune. L'âge venu, le marcheur confiant dans l'avenir sait qu'il sera pourtant bref comparé au chemin déjà parcouru. Cependant, pourquoi s'en désespérer tant le plaisir est intense de s'en remémorer les reliefs, ceux d'une vie. Et de s'exalter à l'idée que si bref qu'il soit, le parcours à venir, irrigué de la sorte d'images si riches stockées dans la mémoire, ne comporte aucun risque de platitude. De l'esprit, en tout cas.