Petite sociologie - Le péché mignon de tout voyageur
Graver son nom dans la pierre d’un temple antique ou dans le tronc d’un arbre vénérable : un réflexe universel aussi vieux que l’écriture elle-même, sans doute.
Que celui qui n'a jamais été tenté par, ou qui n'a jamais cédé à cette envie, jette la première pierre au comité de rédaction du magazine Terre ! Cela dit, faut-il vraiment condamner l'action du signataire obsessionnel ?
Persépolis, septembre 2015.
À l'entrée du palais de Darius Ier, perdu dans la plaine désertique de Marvdasht en Iran, la porte des Nations vous tend les ailes de ses taureaux gardiens. Ce site est chargé d'histoire : il est au centre de l'empire unifié il y a 2500 ans par le souverain achéménide, d'une superficie 1,7 fois plus grande que celle de l'Empire romain encore à venir. Ici convergent les tributs de tous les peuples gouvernés, sculptés sur les rampes d'escalier menant à la salle du trône. On s'imagine être le premier à découvrir le monument – à « l'inventer », comme on dit dans le jargon archéologique – tant le mythe est grand. Néanmoins, la présence d'autres bourlingueurs, vivants ou trépassés, vous ramène à la dure réalité : finalement, vous empruntez un chemin presque banal. Mais si la plupart des vacanciers d'aujourd'hui gambadent allègrement, conduits par le circuit touristique, certains aventuriers ont pris le temps de laisser dans la pierre la mémoire de leur passage.
Ainsi de S. R. Willock qui, en 1810, n'a pas hésité à creuser son nom entre les pattes de l'une des gigantesques créatures fantastiques cantonnant ladite porte des Nations, épigramme bien en vue de tous les visiteurs du palais. À l'immense plaisir de fouler la terre des antiques Perses s'ajoute alors celui de s'inclure dans une longue histoire du voyage.
Car s'il est nécessaire pour beaucoup d'entre nous d'aller voir ailleurs, il est aussi enthousiasmant de suivre les pas d'anciens spectateurs. De nombreux itinéraires n'hésitent-ils pas, d'ailleurs, à calquer ceux d'illustres pèlerins, des chemins de Robert Louis Stevenson dans les Cévennes à la route du poète Matsuo Bashô vers l'ancienne région d'Oku au Japon ?
Nous restons des Homo sapiens, des êtres sociaux et grégaires. Outre le plaisir de la résonnance historique, il doit y avoir quelque chose de rassurant dans le fait de se fondre dans les traces de son prédécesseur...
Par fierté, par vanité ou par coutume.
Gizeh, novembre 1865.
L’industriel Émile Guimet, arrivé depuis peu en Égypte pour une excursion de quelques semaines, se précipite comme tout le monde au pied des pyramides. Hélas pour lui, un épais brouillard enveloppe le site. Qu’à cela ne tienne, Guimet se hisse quand même au sommet du tombeau de Khéops. Et que fait-il, une fois là-haut ? Il inscrit son nom sur l’un des blocs ! Comme à Persépolis, l’acte peut choquer. Hervé Beaumont en appelle pourtant à notre compréhension : « Ne lui en voulons pas : à l’époque, c’est le péché mignon de tout voyageur qui, après être parvenu au sommet de la pyramide, par fierté, par vanité ou par coutume, immortalise son passage. » L’historien rappelle le cas de Chateaubriand, qui avait aussi séjourné en Égypte mais qui n’avait pas pu se rendre sur le plateau de Gizeh à cause de la crue du Nil. Chateaubriand confesse le recours à une solution surprenante : « Je chargeai Monsieur C. d’écrire mon nom sur ces grands tombeaux, selon l’usage [...] l’on doit remplir tous les petits devoirs d’un pieux voyageur. N’aime-t-on pas à lire, sur les débris de la statue de Memnon, le nom des Romains qui l’ont entendue soupirer au lever de l’aurore ? » Féroce manie... À cette vision romantique et absolue du graffito s’oppose l’attention portée au patrimoine.
L’archéologue et conservateur du patrimoine égyptien Auguste Mariette, aîné de Guimet de 15 années, n'est pas du tout sur la même longueur d'onde que le savant lyonnais : «...ne cesserons-nous de recommander aux visiteurs de la Haute-Égypte de s'abstenir de ces enfantillages qui consistent à écrire des noms sur des monuments ? » Hélas, il semblerait que l'instinct de la signature soit très profond, parfois, il est vrai, au détriment de l'intégrité de sites naturels et de monuments historiques. Dans la vallée des Merveilles du massif du Mercantour, pas question de regarder de trop près les noms laissés sur une paroi rocheuse par les Français et les Italiens des 200 dernières années. Les gardiens du parc ont trop peur que les randonneurs d'aujourd'hui soient tentés, à leur tour, de déposer leur blaze, ce qui détériorerait l'environnement. Pourtant, aujourd'hui, les conservateurs du patrimoine protègent les inscriptions du passé, tout en revêtant les monuments d'un enduit anti-graffiti. Qu'en sera-t-il des nôtres ? L'explosion du tourisme fait que le voyageur de 2521 verra bien plus de noms incisés en 2010 qu'en 1810... Alors, signer ou s'abstenir ? À chacun de trouver sa voie du milieu, surtout après avoir bravé le névé de la baisse du Basto, les sentiers du Machu Picchu ou les marches de la tour Eiffel, lorsque la fierté de l'acte accompli peut faire jaillir un sentiment de vanité et, chemin faisant, l'envie de s'abandonner à la coutume...