Terre, une invitation au voyage

Les terriens déboussolés

Christophe Migeon
Les terriens déboussolés

Contrairement au pigeon voyageur, l’humain ne brille pas par sa perception du champ magnétique terrestre. Pour s’orienter il lui a fallu mettre en place non seulement des instruments, mais aussi des stratégies cognitives pour appréhender son environnement et ne pas aller se perdre au diable Vauvert.

Il fut un temps au siècle dernier où, jeune guide débutant au Sahara, il m'arrivait d'éprouver malgré la température ambiante quelques sueurs froides à l'idée de me perdre. Le soir, allongé dans le duvet, me venait parfois en tête l'angoissante image de mes pauvres touristes errants, la langue gonflée, dans l'immensité d'étendues sablonneuses dépourvues du moindre repère.

Pour conjurer le sort, j'eus un moment l'idée de me former à l'utilisation du sextant. Rappelons que l'instrument, rutilant avec ses petits cadrans de laiton autant que mystérieux, permet de mesurer la hauteur d'un astre au-dessus de l'horizon et d'en déduire la latitude au prix de savantes triturations mathématiques. L'aisance du capitaine Haddock à manier l'engin dans Le Trésor de Rackham le Rouge et la vile tentation de frimer devant les clients étaient sans doute pour beaucoup dans ce projet saugrenu. Le long et douloureux apprentissage requis pour l'utilisation de l'engin, conjugué à son coût exorbitant, m'en dissuadait bien vite. La trigonométrie et les dromadaires n'ont jamais fait bon ménage.

Je revins promptement à la boussole et aux photocopies de cartes aéronautiques au 1/200 000e, seuls outils dont nous disposions à l'époque. Les anciens scouts et autres éclaireurs de France savent encore retrouver le nord avec leur montre-bracelet. Il suffit de se mettre à l'heure solaire (-1 heure en France en hiver), de pointer la petite aiguille sur le soleil et la bissectrice entre l'aiguille et le chiffre 12 donne la direction du sud. Si vous n'avez pas bien compris, relisez le Manuel des Castors Juniors. La nuit, le moindre louveteau ou la dernière des caravelles sait aussi retrouver la polaire grâce aux deux étoiles du fond de la grande casserole. Tout cela est bien joli envisagé depuis les coussins moelleux de son canapé, mais coincé en haut d'une montagne au crépuscule alors que l'orage commence à gronder, on préfère miser sur la performance du couple carte-boussole. Encore faut-il être capable de lire la carte, c'est-à-dire pouvoir faire le lien entre cette représentation graphique en deux dimensions, bien souvent sagement pliée dans le sac à dos, et la complexe réalité du terrain.

Le plus dur n'est pas de déchiffrer la minutieuse cabalistique des symboles cartographiques, de convertir les centimètres du papier en kilomètres, ni même d'appréhender la petite chorégraphie des courbes de niveau dont les sinuosités suggestives laissent deviner avec un peu d'habitude les moindres ondulations du relief. Non, le plus difficile est bien de faire coïncider la carte et le territoire, un noble projet houellebecquien qu'il est possible de réaliser grâce à la boussole.

Cet instrument qui, la plupart du temps, se contente de pendouiller autour de l'encolure des randonneurs permet d'orienter sa carte par rapport au nord. L'opération reste assez simple à condition d'avoir le courage de la sortir du sac, de l'étaler sur le sol sans la déchirer et de prendre le temps de caler le nord du compas sur les méridiens de la carte avant qu'une averse ou une bourrasque ne vienne jouer les trouble-fête. Pour progresser alors carte en main, il n'y a plus qu'à faire appel à des « lignes directrices » (chemins, lisières, etc.) et à des « points d'appui » qui confirment le parcours (ligne haute-tension, ruines, virage, château d'eau, etc.) en attendant de rencontrer les « points de décision » qui marquent un changement de direction.

Prothèses électroniques

Du moins en allait-il ainsi avant l'irruption du GPS. Avant de tenir dans la poche, le Global Positioning System a été un projet de l'armée américaine lancé sous Nixon. Il faut attendre l'an 2000 et Bill Clinton pour que les civils puissent jouir du système sans restriction de précision. Depuis, pour des raisons stratégiques, les Européens comme les Russes et les Chinois se sont dotés de leur propre système. Qu'importe : partout dans le monde, désormais, on peut déterminer sa position à trois ou quatre mètres près. Sa position, mais aussi sa vitesse moyenne, son altitude, le dénivelé cumulé, la distance cumulée, les temps de pause et, pour les plus évolués, la fréquence cardiaque, la température et les résultats du tiercé. Et d'ailleurs, même plus la peine d'acheter un GPS pour obtenir toutes ces données, un simple smartphone avec une petite application pour visualiser les cartes topographiques en 2 voire 3D fait le même travail ! Tous les portables ont aujourd'hui une puce GPS intégrée qui permet une utilisation hors ligne, sans réseau ni carte SIM. Ah ! quel bonheur de marcher en forêt les yeux rivés à son écran ou de pédaler dans les Alpes en surveillant sa température ! Comme, en cas de mémoire défaillante, on s'empresse aujourd'hui de questionner Mr Google, l'habitude a été prise de demander sa position aux applications maps.me ou ViewRanger.

Encore un petit pas de plus vers l'abandon d'une partie de nos capacités cérébrales aux prothèses électroniques, quitte à perdre son sens de l'orientation faute de le solliciter, quitte à perdre conscience de son environnement faute d'y prêter attention.

Dans le désert, les vieux guides touaregs affichaient une extraordinaire faculté à deviner le passage le plus facile parmi les dunes ou à flairer le point d'eau au milieu d'un océan de sécheresse. On disait d'eux qu'ils avaient « la tête ouverte ». Essayons de garder la nôtre encore un peu entrebâillée...

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