Terre, une invitation au voyage

Haute-montagne : l'audace des cimes

Jocelyn Chavy
Haute-montagne : l'audace des cimes

Liv n'est pas une alpiniste comme les autres. En bouclant les 82 sommets de plus de 4 000 mètres des Alpes, elle est devenue la première Française à réaliser ce que peu réussissent. En savourant à de multiples reprises la naissance d'un nouveau jour en altitude.

Promesse des heures à venir ou d'une vie entière dévouée à sa passion, l'aurore se lève sur l'alpiniste.

2 mars 2017. Les crampons crissent dans la nuit. Un léger vent cisaille les visages. La pente s’accentue dans l’ombre bleue. Le froid pétrifie le versant nord du Grand Paradis, 4 061 mètres. Liv Sansoz et ses compagnons Colin Haley et Anthony Bonello parviennent au faîte de la montagne, l’un des 82 sommets de plus de 4 000 mètres des Alpes. Quand, enfin, le soleil se lève. Il irradie d’une lumière blanche le versant italien du mont Blanc tout proche. Il cisèle les piliers de granite soudain brillants. La vue se brouille presque devant une telle précision. Une telle sauvagerie. Une telle beauté.

« Il faisait froid. J’avais froid, malgré l’effort. Surtout, j’avais des doutes, de grosses incertitudes sur le projet que j’entreprenais », se souvient Liv Sansoz. « Mais quand j’ai vu ce lever de soleil sur le mont Blanc, cette lumière encore froide, irréelle, je crois que c’est à ce moment-là que mes doutes se sont envolés. Je me suis dit, voilà, c’est ce que je suis venue chercher. »

Ce 2 mars 2017, Liv Sansoz franchit la première marche, celle qui est souvent décisive, en gravissant le premier sommet de sa liste, démesurée au premier abord. Née en Tarentaise, deux fois championne du monde d’escalade au tournant des années 2000, Liv Sansoz est revenue depuis vers la montagne et l’alpinisme, qu’elle a découvert adolescente avec son père et un premier mont Blanc à l’âge de 14 ans. 

Au centre le sommet du mont Blanc, 4810m. Sur la droite, le piton rocheux est le sommet du mont Maudit, 4465m, surplombant la fin de l'arête Kuffner entre ombre et lumière

Résidant aujourd’hui à Chamonix, elle y pratique le ski et le parapente. « Ce qu’on vit en montagne nous rend vraiment vivant. La montagne m’apprend beaucoup sur moi même. » Liv Sansoz peut compter sur ses talents de grimpeuse en haute montagne. Mais c’est par la dure école des blessures que s’est forgée sa vocation pour la montagne. En 2001, alors qu’elle tutoie le plus haut niveau jamais atteint par une femme en escalade, une chute met un frein à sa carrière de compétitrice. En 2009, une mauvaise réception en basejump l’envoie plusieurs mois en repos forcé. Au total, Liv a probablement eu plus de fractures qu’une demi-douzaine de sportifs. Mais à chaque fois, elle se relève, trouve la lumière au bout du tunnel. « J’ai eu l’occasion de gravir plusieurs sommets de 4 000 mètres en Suisse, et ce sont des montagnes dont la beauté m’a émue. Cela m’a donné l’idée de ce projet. Je me suis dit, pourquoi ne pas gravir tous les 4 000 des Alpes pour les découvrir ? »

En parapente, descente au coucher de soleil depuis le mont Maudit, après avoir gravi l'arête Kuffner.

Un projet de longue haleine qui n’a rien d’évident. Si le Suisse Ueli Steck – un ami de longue date qui s’est tué en Himalaya depuis -avait réussi l’enchaînement en deux mois, le Français Patrick Berhault y a laissé sa vie. Endurance, patience, expérience et une condition physique exceptionnelle sont de rigueur. « J’ai commencé ma quête des sommets en ski de randonnée. Avant de passer en version pur alpinisme, mais avec l’idée de redescendre en parapente, quand c’était possible. »

Si Liv a choisi de ne pas utiliser de remontée mécanique pour aucune de ses ascensions, elle partage chacune d’elles, en fonction de leurs disponibilités, avec une vingtaine de compagnons de cordée différents. Liv a conçu les 82 « 4 000 » comme une aventure au long cours, partagée avec des copains. Elle ne pouvait rêver mieux que la plus belle, mais aussi la plus longue et la plus difficile arête du mont Blanc pour achever son rêve, l’arête intégrale de Peuterey, la véritable voie royale du plus haut sommet des Alpes. Certains sommets s’enchaînent. Heureusement. Sur 82 culmens des Alpes, Liv Sansoz estime avoir vécu « environ 65 » aurores en haute montagne. Les aubes sont des moments particuliers : la plupart du temps la cordée part entre deux et cinq heures du matin selon la saison, et commence à marcher de nuit. Voire dans le noir complet. Moment de doutes, sur l’itinéraire et sa propre capacité à le trouver, et à surmonter les difficultés, réelles ou supposés.

Mathéo Jacquemoud et Liv Sansoz traversent le glacier du Géant, avant de gravir l'arête Kuffner.

L’alpiniste est un animal matinal malgré lui. « Sous la lune, c’est magique, se rappelle Liv, par exemple en remontant le glacier de l’Aletschhorn en Suisse, bordé de 4 000, en ski de randonnée ». La lumière diaphane éclaire sommets lointains et pièges tout proches commes les crevasses. D’ailleurs le 38e sommet, l’Aletschhorn justement, lui vaudra une belle frayeur : une brève chute en crevasse, un genou froissé et des débuts de gelures. « L’aube en montagne est un soulagement. La confirmation de là où tu es. Et puis on devient conscient de la chance qu’on a d’être là » explique Liv. L’alpiniste devient plus lucide, l’action plus fluide. Plusqu’un recommencement, la lumière du jour qui se lève est une naissance, aux flancs de la chaleur du soleil. Parfois, la haute montagne ne veut pas. Mais Liv se souvient de cette aube dans la Combe Maudite, au pied de l’un des versants difficiles du mont Blanc : le vent qui claque sans rémission, l’espoir de l’ascension qui s’envole.

« Nous avions décidé de faire demi-tour. Le soleil s’est levé derrière la Dent du Géant, il a embrasé la crête acérée des Grandes Jorasses. Les rayons de lumière perçaient les nuages qui couraient dans le ciel. Nous nous sommes arrêtés, malgré la tempête qui venait, pour admirer ce spectacle. Jamais je n’oublierai ce moment. »

10 septembre 2018. 4h30 du matin, Liv Sansoz a fermé la porte du bivouac Borelli, au pied de l’Aiguille Noire de Peuterey, avant de s’encorder avec l’alpiniste suisse Roger Schaeli. 1 200 mètres d’escalade ce premier jour, et ce n’est que la première partie de l’intégrale de Peuterey. Le lendemain matin, au bivouac, le réveil a sonné à la même heure. Au sommet de l’Aiguille Blanche tant convoitée, la vision de la suite donne des sueurs froides : des torrents de pierres dévalent les couloirs de part et d’autre du pilier du Frêney tout proche. Mais le flanc sud du Grand Pilier d’Angle, malgré son aspect peu engageant, semblait vierge de bombardement. Après un temps d’observation, Liv et Roger ont gravi le Grand Pilier d’Angle, un champ d’éboulis.

L'aube sur le Val d'Aoste

« On avait du sable partout, sur les lunettes, le matériel… Plus haut la neige était très ramollie, même sous le mont Blanc de Courmayeur il y avait des gros blocs qui partaient », témoigne Liv. Ce 11 septembre à 16h30, Liv s’est envolée du sommet du mont Blanc, avec en poche les deux sommets qui se sont enfin laissés apprivoiser : l’Aiguille Blanche de Peuterey et le Grand Pilier d’Angle. Les deux derniers de la liste des 82 sommets de plus de 4 000 mètres, une liste démarrée un an et demi plus tôt.

« J’ai encore un peu la tête là-haut. On était tellement heureux au sommet. J’ai failli ne pas prendre de parapente, mais on a tous les deux réussi à décoller du sommet. » Le mont Blanc signe la fin d’une longue aventure quia mené Liv sur 82 sommets. Le rêve d’une vie d’alpiniste, ce beau mot dont le féminin sonne comme son pendant masculin. Une aventure qui lui a permis de vivre une soixantaine de levers de soleil en altitude. Une soixantaine de fois, la lumière est venue, comme une caresse, lui dire que là était sa place. Là-haut, en haute montagne.

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