Etna, le bon géant
Un million de Siciliens vit sur les flancs de ce volcan jamais assoupi, dans la zone dite à risques. Ils vénèrent l’Etna plus qu’ils ne le craignent, respectant son « travail » de volcan qui menace, incarne la précarité de la vie mais donne plus qu’il ne prend.
Dans le petit aéroport de Catane, j'attendais l'avion qui me ramènerait à Paris. Peu pressée de retrouver la grisaille, après l'enchantement lumineux et parfumé de Taormina, des Monte Nebrodi et des îles Éoliennes auquel j'avais succombé durant quinze jours, j'allai prendre un dernier vrai « caffè ». Mais je commandai aussi, je le confesse, un Coca pour contrer une nausée naissante. Je précisai « light », le Coca. Ce qui m'attira le sourire narquois du serveur et cette remarque : « Light ? Mais la vie est bien assez amère comme ça ! » Un concentré de l'humour et du fatalisme siciliens, de cet esprit si particulier, façonné par la relation intime entre les habitants et leur volcan, entre les hommes et l'Etna.
De Taormina, il était difficile de détacher le regard du géant, étonnamment proche et imposant à la fois, dominant toute l'île du haut de ses 3 330 mètres comme une divinité tutélaire. En cette fin avril, il était sombre et chapeauté de neige. Seul le panache de fumée qui s'en échappait évoquait les forges mythologiques. Pour les Grecs, l'Etna était la fonderie d'Héphaïstos, les forges où il battait le feu de la Terre pour fabriquer les armes des autres dieux. Pour Homère, l'Etna était la demeure des Cyclopes, ces géants à l'oeil unique et rond comme le cratère de l'Etna. Plus tard, le poète latin Virgile imagina que le volcan était la sépulture du géant Encelade dont les séismes étaient les soubresauts, les grondements la voix et les éruptions la respiration brûlante.
La montagne de feu était enracinée dans l'âme, l'imagination et la vie des hommes depuis des millénaires. Mais ce jour-là, à Taormina, Mongibello, la « montagne des montagnes » comme on l'appelle en Sicile, avait revêtu une allure débonnaire. Et trompeuse : quelques mois plus tôt, il était entré en éruption, crachant lave et cendres durant des semaines et des mois. Les cascades incandescentes avaient notamment détruit, sur le versant nord, toutes les infrastructures de la station de ski de Piano Provenzana. Le gouvernement italien avait déclaré l'état d'urgence dans la région, évacué la population exposée et six mois plus tard, il était encore interdit de gravir les flancs de la montagne ardente, même avec un guide. Je ne pourrais donc accéder aux cratères sommitaux pour sentir battre le pouls de la Terre.
Ni approcher ces rouages sonores et odorants des profondeurs : les fumerolles, les mille et un cônes de cendres, les coulées de lave solidifiée. Ni même comme tant d'autres — illustres comme Goethe, Dumas, Maupassant ou anonymes — gravir l'Etna, affronter le froid glacial, et dormir près du sommet pour assister au lever du soleil sur la mer Ionienne. Ce qui me fascinait, c'était toute cette vie au pied du volcan, tous ces villages construits sur ses flancs, comme indifférents au risque, à la menace de la lave et des cendres ravageuses, ces habitants — audacieux, inconscients, fatalistes ? – un million environ — qui cohabitaient avec le volcan le plus actif d'Europe, qui vivaient au rythme des humeurs de ce colosse éructant.
Pour découvrir la vie etnéenne, je choisis la Circumetnea, la ligne ferroviaire inaugurée en 1898 qui relie aujourd'hui encore les villages du pourtour du volcan. La boucle de 110 kilomètres entre Catane et Riposto sur la côte, durait un peu plus de trois heures, mais il y avait 35 arrêts, et on pouvait descendre et reprendre le train à n'importe quel point du voyage. Un privilège vestige de l'époque où les paysans utilisaient la Circumetnea pour rejoindre leurs champs. À Catane, seule grande ville des pentes de l'Etna, bâtie sur un sol de lave et de noir vêtue, j'allais prendre mon billet. C'est dans cette cité que les habitants de l'Etna se donnaient rendez-vous chaque mois de février pour honorer Santa Agata, la sainte protectrice de la ville, et la prier de leur épargner les colères du colosse.
Du tortillard, composé d'une seule voiture, je contemplais des paysages lunaires, laviques, sombres, remplacés au fil des rails, par des champs verdoyants d'oliviers ou d'agrumiers. Citronniers et figuiers de Barbarie tranchaient sur le maquis et accentuaient sur le bas des pentes le côté méditerranéen. Nombreuses aussi les vignes, réputées pour donner des cépages aux saveurs exceptionnelles. Quelques villages pittoresques : Paternò, Adrano, puis, on entre dans le pays de l'« orvert », les vastes étendues de pistachiers. À Bronte, la pistache possède, dit-on, un goût savoureux qu'elle doit à ce terroir imprégné de lave et fertilisé par les cendres volcaniques. L'Etna n'est pas qu'une source d'anéantissement : c'est aussi un geyser de fertilité qui attire, fascine et retient les hommes. Bien sûr, la mémoire des Etnéens garde le souvenir d'habitations emportées par la lave : en 1928, le village de Mascali fut rayé de la carte.
Mais le volcan est aussi dispensateur de prodigalité et sa puissance se révèle bénéfique. La lave est une promesse de vie, les sols qu'elle recouvre deviennent très fertiles grâce aux plantes qui prennent spontanément racine sur la roche et la transforment en terre végétale. Ensuite, on plante des genêts dont les racines broieront les scories, puis on les remplace par des pins dont les aiguilles donnent le premier humus. Le sol se transforme petit à petit en une terre riche, source d'une agriculture florissante. Alors les hommes ont appris à vivre avec les pulsations de l'Etna, avec ses colères, qu'ils acceptent comme celles d'une mère, sévère et bonne. D'ailleurs pour les Siciliens, l'Etna est féminin : c'est « a Muntagna » ou même « mamma Etna ». Les habitants des pentes sont toujours prêts à évacuer leur maison mais savent qu'ils reviendront et même reconstruiront si la maison est emportée par la lave, parce que leur vie est indissolublement liée au créateur qui a façonné les paysages de l'île. Le train traverse ensuite des forêts d'amandiers et de châtaigniers. Plus haut, le terrain est occupé par des chênes, des hêtres, des pins, des genêts. Le point le plus élevé de la ligne est Rocca Calanna, à 967 mètres. Au-dessus, le paysage semble désertique et seuls de petits buissons épineux et des lichens survivent parmi les coulées de lave solidifiée. Ensuite commence la descente vers la mer.
Randazzo « la miraculée », village médiéval, aux maisons en blocs de lave sombre, est le bourg le plus proche du sommet de l'Etna : en 1981, la lave s'est arrêtée à moins d'un kilomètre des habitations. Enfin, le train débouche en face de la mer, sur la ville de Riposto. Mais tout au long du trajet, jamais on ne perd de vue l'Etna. Le volcan trône comme une icône majeure du territoire, un repère essentiel de l'identité insulaire. Un danger certes, qui peut détruire, mais aussi un colosse dont on salue la mansuétude : les éruptions catastrophiques font désormais partie du passé, celles d'aujourd'hui restent spectaculaires, avec des jets de lave projetés vers le ciel sur des dizaines de mètres, mais peu destructrices. En plus de 2 500 ans, l'Etna a tué moins de 100 personnes, souvent des touristes transis de froid et perdus dans les tempêtes de neige —, ce qui lui vaut le qualificatif de gigante buono, « géant gentil ». Dans son livre Palerme et la Sicile, l'écrivain italianiste Dominique Fernandez décrivait ainsi les Etnéens : « À tout moment, la terre risque de manquer sous leurs pieds, ou le feu de se déverser sur leur tête. Quel sentiment de l'existence peut-on avoir dans ces conditions ? Dramatique, tourmenté, excessif, explosif, volcanique, tout, sauf bourgeois. »