Terre, une invitation au voyage

Au rythme du monde : voyages tsiganes au début du XXe siècle

Adèle Sutre
Au rythme du monde : voyages tsiganes au début du XXe siècle

« Parcourir le monde, le sillonner en tous sens. » Les mots de Georges Perec résonnent tout particulièrement avec l’histoire de certaines familles tsiganes au début du XXe siècle.

Constituant une minorité parmi la population tsigane européenne qui est alors majoritairement sédentaire, ces familles s'embarquent pour d'autres continents dès le milieu du XIXe siècle. Chaudronniers, maquignons, artistes et diseuses de bonne aventure, ils sont en permanence à la recherche de nouvelles opportunités économiques. Au fil de leurs voyages à travers le monde, ils laissent dans leur sillage des traces de leur passage. La presse relate leurs moindres faits et gestes, les photographes se précipitent dans leurs campements, la police les surveille attentivement et les savants collectent méticuleusement un riche matériau ethnographique. Toute cette attention dont ils font l'objet constitue aujourd'hui autant d'indices dont l'historien peut se saisir. Alors qu'on leur assigne parfois un espace indéfini, mouvant et sans ancrage, ces familles esquissent leur propre écriture du monde, celle d'une géographie en trajectoires.

Famille tsigane photographiée après son arrivée à Ellis Island au début du XXe siècle. - - ©Augustus Sherman / The New York Public Library Digital Collections

Mars 1913. Une famille attire l'attention sur un bateau en provenance de Honolulu et s'apprêtant à débarquer à San Francisco. Les vêtements des femmes émerveillent par leurs couleurs et leurs motifs. Les bracelets et les colliers de pièces d'or suscitent l'admiration. Installés à Los Angeles, ils voyagent à travers le monde. Brésil, Alaska, Panama, Cuba, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon, Chine, îles Fidji, Philippines : la liste est longue et n'est pas exhaustive. Leur vie est rythmée par des destinations toujours plus lointaines. Mais ils tissent, parallèlement à leurs déplacements, des points d'ancrage solides dans certaines villes. Interrogé, l'un d'eux explique qu'il a vécu presque toute sa vie en Californie, à San Francisco et Los Angeles où sa famille est durablement implantée.

Ces groupes tsiganes se projettent au-delà des espaces parcourus, connus de manière directe ou indirecte. Le monde est leur terrain de jeu : toutes les destinations sont possibles, et les progrès concernant les moyens de transport au tournant du siècle les rendent davantage accessibles.

Ils étendent leur territoire circulatoire à l'échelle du monde en fonction des opportunités économiques, de l'expérience des chemins déjà parcourus par eux ou par d'autres, des contextes nationaux qu'ils soient économiques, politiques ou sociaux mais aussi en fonction de paramètres plus subjectifs tels que le désir d'aventure ou l'imaginaire de certains lieux. Au tournant du siècle, ces familles sont passées maîtres dans l'art de naviguer sur les océans, de prendre le train mais aussi de savoir où s'installer dans les grandes villes de divers continents. Et c'est par le mouvement, le rythme des circulations, que se dessine une cartographie des points d'ancrage qui polarisent les territoires de mobilité. Certains sont anciens, hérités et transmis de génération en génération. D'autres peuvent apparaître ou disparaître au gré des événements. Au-delà du mouvement, par leurs ancrages territoriaux, ces familles tsiganes inventent un monde. Elles proposent une lecture originale qui se décline pour chaque individu et chaque groupe familial, mais ne saurait en aucun cas constituer une vision unique « tsigane ». Elles participent à la transformation des espaces traversés et appropriés, à la fois physiquement et symboliquement. Et à travers ce kaléidoscope vertigineux, ces familles se maintiennent dans le temps et dans l’espace, faisant de la dispersion à la fois une ressource et une manière d’être au monde.

Adèle Sutre est lauréate des prix de thèse 2017 de l'EHESS et de Paris-Sciences-et-Lettres pour sa thèse intitulée « Du parcours du monde à son invention. Géographies tsiganes en Amérique du Nord des années 1880 aux années 1950 » préparée sous la direction de Mme Marie-Vic Ozouf-Marignier. Elle y explique notamment les modalités de circulation de ces groupes familiaux, et en quoi la mobilité des groupes tsiganes va au-delà d'un simple mouvement sur la surface terrestre. En sillonnant le monde, ils construisent leur propre grille de lecture, participant à la transformation d'espaces en territoires.

Retour