Terre, une invitation au voyage

Araucanie, le Chili oublié

Christophe Migeon
Araucanie, le Chili oublié

Obnubilé par les étendues calcinées de l’Atacama au nord ou les steppes sauvages de la Patagonie au sud, le voyageur finit par omettre ce qui se trouve entre les deux.

Avec ses volcans enneigés et ses intrigantes forêts issues de la préhistoire, l'Araucanie, territoire des indomptables Indiens mapuche, mérite bien de sortir de ce regrettable oubli.

Il est longtemps passé pour un foldingue, un chasseur de chimères azimuté, un pitre dont les agitations fantasques auraient dû lui valoir la camisole de force. Les historiens français le considèrent encore comme un hurluberlu empêtré dans les filets d'une histoire qui le dépassait. Et pourtant, au vu des archives, le Chili des années 1860 semble avoir pris très au sérieux les activités insurrectionnelles d'Antoine de Tounens, plus connu sous le titre d'Orllie-Antoine Ier, souverain d'Araucanie.

Qu'est-ce qui avait bien pu attirer ce petit avoué de Périgueux dans ce pays de volcans fouetté par les vents ? Le goût de l'aventure ? L'envie de satisfaire un égo démesuré ? En tout cas, quelques mois à peine après être débarqué au Chili, il était parvenu en 1860 à se faire élire roi par les Indiens mapuche et à leur faire miroiter un projet d'État doté d'une constitution qui leur permettrait de résister à l'armée chilienne.

Les frontières entre le Chili et l'Argentine étant encore fluctuantes, c'était sans doute le bon moment pour tenter un tel coup de poker. Hélas, l'épopée tourna court. Capturé par les Chiliens, le trublion fut interné dans un asile d’aliénés avant d’être expulsé vers la France. Malgré trois autres expéditions pour reprendre la tête de la rébellion mapuche, l’Araucanie fut intégrée au Chili et Tounens finit allumeur de réverbères àTourtoirac, dans le nord du Périgord...

Au petit jour, montagnes et volcans d'Araucanie depuis le volcan Lonquimay - ©Christophe Migeon

L'esprit des Mapuche flotte encore sur les montagnes d'Araucanie. Ces Indiens rebelles, qui avaient su résister au rouleau compresseur inca, qui avaient su repousser pendant des siècles les arquebuses et les mousquets espagnols au nord du rio Biobío, ont fini par abdiquer à la fin du XIXe siècle devant les armes automatiques des armées chilienne et argentine. Ils furent parqués dans des réserves nommées fort délicatement 'reductionnes' de ce côté-ci de la frontière. Étalée au pied des Andes, l'immense commune de Melipeuco – plus de 1 100km2, autant que l'île de la Martinique ! – n'en compte pas moins de 33. Chacune a son école et les habitants, exonérés d'impôts – maigre concession de la part d'un État qui les a spoliés de la majeure partie de leurs terres – y cultivent la pomme de terre et quelques légumes.

« La plupart d'entre nous ont des parcelles de 5 à 15 hectares » explique Jorge Huenchumil-Laf qui, à 77 ans, achève une paisible retraite dans l'une de ces reductionnes, entouré de ses vaches et de ses poules. L'électricité y a fait son apparition il y a seulement 20 ans, l'eau courante, il y a 15 ans pour les plus chanceux. La culture ancestrale, comme les terres, s'est un peu délitée au fil du temps et des brimades.

Randonnée vers le cratère Navidad - ©Christophe Migeon

« À mon avis, seuls 20% des Mapuche parlent le mapuzungun (mot à mot, la "langue de la terre", NDLR), notre langue a été longtemps interdite, jusque dans les années 60 ». Suite au manque de terres, monopolisées par les gros propriétaires et les multinationales, beaucoup ont rejoint l'effervescence des villes. Mais ceux qui restent s'accrochent avec ferveur aux traditions et se ressassent au coin du feu des histoires de baqueanos, ces cavaliers de la cordillère à qui la terre pèse peu et qui par leur astuce et leur audace ont toujours su se jouer de l'État.

Mme Panguilef-Allelef, Cuisinière ; Currarewe - ©Christophe Migeon

Jorge rappelle les hauts faits de son paternel, grand contrebandier devant l'Éternel qui partait vers l'Argentine avec des chevaux chargés de pneus ou de ponchos et en revenait avec du bétail et des produits de consommation courante. Ces audacieuses équipées n'étaient pas sans danger. Entre les patrouilles des carabiniers chiliens et les affûts des gendarmes argentins, il fallait parfois plonger dans les buissons avec les chevaux voire même rentrer la tête dans les épaules sous le sifflement des balles... Aujourd'hui, ces petits trafics qui permettaient d'améliorer l'ordinaire n'ont plus cours, le jeu n'en vaut plus la chandelle et la vie s'écoule à nouveau aussi paisible que l'eau qui serpente dans le vert des vallées. La terre, envisagée comme une richesse communautaire, non comme une propriété privée, est respectée. On la laisse ainsi se reposer, se régénérer. Et tant pis si cette mansuétude vis-à-vis de la nature fait parfois passer les Mapuche pour des fainéants aux yeux des autres Chiliens.

Parmi tous les arbres de la forêt, l'araucaria est l'objet de toutes leurs attentions. Les Pehuenche, l'ethnie mapuche qui occupe les régions montagneuses des deux côtés de la cordillère, ont survécu pendant des siècles en grignotant ses nourrissants pignons.

Cet arbre représente pour eux un lien entre la terre et le ciel, entre la vie et la mort.

Surexploité pendant toute la première moitié du XXe siècle, concurrencé par les pins provenant des parcelles plantées en monoculture intensive, fragilisé par le réchauffement climatique qui laisse proliférer insectes et champignons, l'Araucaria araucana a trouvé refuge dans le parc national de Conguillío, entièrement dédié à sa protection. À la pointe du jour, les arbres sacrés dressent leur chevelure barbelée sur un horizon rosissant. Une brume pneumatique s'attarde autour des troncs écailleux. Des barbichettes de lichen vert pâle recouvrent l'écorce grise et frissonnent sous la brise. Les Pehuenche ne sont pas les seuls amateurs de pignons. Les choroys, des perroquets effrontés qui ne se complaisent qu'en bandes bruyantes, ont déjà entamé leur petit déjeuner en éventrant à grands coups de bec crochu les cônes ventrus gonflés de graines savoureuses. Cette volaille tapageuse contribue efficacement à la dispersion de l'espèce.

Araucarias près du lac Conguillío dans la brume du petit matin - ©Christophe Migeon

Sur le sendero de Los Carpinteros, un étroit sentier taillé dans un sous-bois suffisamment touffu pour émousser les lames d'une batterie de machettes, le randonneur fait l'apprentissage de la forêt primaire hérissée d'araucarias et de faux hêtres Nothofagus. Des plantes étranges jalonnent le parcours : bosquets de colihue aux allures de bambous, buissons de « calafate », ou berbéris à feuilles de buis avec lesquelles les marins calfataient leurs coques éprouvées par le cap Horn, touffes de « canelo andino », dont les feuilles oblongues servent de cocon douillet aux araignées... Le chemin conduit bientôt à une petite clairière ouverte au pied d'un araucaria gigantesque, l'Araucaria Madre, une vénérable maman âgée de 1800 ans. Si les arbres pouvaient parler, celui-ci en dirait long. Ce phénomène de 50 mètres de hauteur et deux mètres vingt de diamètre attire contemplatifs et mystiques de tout poil et de toute confession. Une femme aux pieds nus frappe un tambourin d'un air inspiré avant d'aller soudain enlacer le géant qui ne s'attendait sans doute pas à autant de familiarité.

Le sentier de la Sierra Nevada qui contourne par l'est le lac Conguillío donne lieu à d'autres extases. Avec l'altitude, la forêt s'éclaircit et ne restent bientôt plus que ces araucarias aux allures de fougères arborescentes dignes des plus beaux paysages de l'ère secondaire. D'ailleurs, la BBC ne s'y est pas trompée. Pour sa série Walking with dinosaurs, ses cameramen sont venus filmer ces décors improbables avant d'y faire déambuler leurs diplodocus en images de synthèse. En lieu et place de ptérodactyles, un couple de condors profite des ascendances pour effectuer sa patrouille au-dessus des crêtes. Ne manque peut-être qu'une ou deux éruptions volcaniques pour compléter ce tableau du Jurassique, mais le cône presque parfait du volcan Llaima derrière le lac Conguillío renonce pour l'heure à nous gratifier du moindre crachat. Là-bas vers l'orient, le Villarrica, un peu plus complaisant, laisse échapper quelques bouffées de fumée. Ces deux stratovolcans qui comptent parmi les plus actifs des Andes sont alignés comme toutes les autres bouches éruptives du Chili le long d'une faille située à 60 kilomètres à l'ouest de la cordillère et auraient été activés voici 15 000 ans lorsque l'eau abandonnée par les glaciers en retraite entra en contact avec le magma. Cela se tient. Quiconque se fait réveiller par un seau d'eau glacée a de bonne chances de piquer une grosse colère. En attendant le prochain courroux du titan, il n'y a plus qu'à s'asseoir et patienter à l'ombre des araucarias.

Direction le cratère Navidad sur les flancs du volcan Lonquimay. Au fond, le volcan Llaima. Parc national Conguillío - ©Christophe Migeon

Petits pignons, grandes traditions

Les rondins de faux hêtres lungas font peut-être de bonnes braises pour la cuisson des tortillas mais ils font aussi beaucoup de fumée. Entre d'épaisses volutes, on aperçoit la longue perche qui fouille les cendres chaudes et déniche une lourde galette de pain, bientôt époussetée par un torchon expert. Deux fois par semaine, Raquel Marillanca-Loncopan fait cuire ainsi ses « rumul kofke » dans la « ruka », la maison traditionnelle au toit de chaume, dédiée désormais à la cuisine ou aux réunions familiales autour du feu. Dans le crépitement des bûches, elle évoque l'importance des pignons d'araucaria pour les Pehuenche. « Dans le temps, on les faisait bouillir un peu avant de les enfiler sur une ficelle pour les faire sécher et en faire de la farine selon les besoins. Aujourd'hui les gens les mangent grillés. » Au printemps, Raquel part en forêt ramasser les précieuses graines tombées au sol. « La récolte est limitée à 30 kilos alors que dans le temps on en ramenait des charrettes. Mais il faut faire attention à en laisser suffisamment pour que la forêt se régénère. Certains font n'importe quoi et coupent les branches chargées de pignons. En Argentine, ils ont tout simplement interdit les collectes. »

Cloué au mur, le drapeau mapuche disparaît sous la fumée de plus en plus âcre. Cet étendard fait partie des quelques droits décrochés de haute lutte par la communauté mapuche au cours des années 90. « C'est une époque où le peuple s'est réveillé et a demandé à obtenir des choses aussi fondamentales que l'eau courante ou l'électricité. Tout à coup on a découvert qu'on pouvait s'opposer à l'État et parfois le faire plier ! »

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